05 septembre 2008

La Malédiction de Phynée

Le cadre luxueux et raffiné de Versailles met merveilleusement en valeur l'énorme potentiel des œuvres de Jeff Koons dans le domaine de la pollution visuelle.

On lira avec beaucoup d'intérêt l'article de Philippe Dagen paru dans Le Monde, et qui est une excellente démonstration de la manière dont un critique d'art s'y prend pour transformer des vessies en lanternes, mais c'est le tour de passe-passe qu'il faut faire pour être en mesure de trouver un quelconque intérêt à cette exposition.
Le procédé rhétorique est rudimentaire. Tout le texte vise à nous convaincre que l'œuvre de Koons s'insère parfaitement dans le cadre de Versailles, tant au point de vue esthétique qu'intellectuel. La tâche est ardue car il suffit de voir Lobster pendu au plafond du Salon de Mars pour être persuadé du contraire. L'article se termine en apothéose : "L'intrusion des objets à la fois si triviaux et si luxueux de Koons dans le château [...] fait regarder avec moins de respect ce qui les entoure, ces productions prestigieuses et convenues qui déclament la gloire du roi, nymphes en série, mètres de moulures dorées, glaces si précieuses", que l'on traduira ainsi : "Heureusement que Koons est là pour ouvrir les yeux sur la véritable valeur de toutes ces vieilleries".
Il est vrai que le clinquant des œuvres contemporaines fait obligatoirement ressortir le caractère passé et suranné de tout ce qui l'entoure, et, si Philippe Dagen trouve ça très bien, puisque son but est de montrer le bien-fondé de l'exposition et qu'il ne peut apparemment le faire sans se sentir obligé de torpiller l'art du XVIIe siècle, moi je pense que c'est un vrai problème dans la mesure ou le travail des conservateurs est de mettre en valeur notre patrimoine, et non de lui faire jouer le rôle repoussoir. Si le seul effet de cette exposition est de faire éprouver moins de respect pour les lieux qui l'accueillent et les artistes qui ont fait notre histoire, c'est non seulement un échec total, mais une faute professionnelle de la part de ceux qui sont chargés de les valoriser.
Au point de vue esthétique, la confrontation entre les deux styles est aussi agréable que le crissement de la craie sur un tableau. Les œuvres de Koons malencontreusement placées dans des endroits où elles n'ont rien à faire (voir l'aspirateur sous le portrait de Marie-Antoinette !) ruinent l'harmonie de l'ensemble, en même temps que l'illusion de ceux qui ont envie de se faire une plongée dans le passé pour oublier le monde contemporain, car, n'en déplaise à certains, c'est quand même dans ce but-là qu'on va à Versailles, sinon on se rend à la Fondation Cartier ou au Palais de Tokyo.
D'un point de vue purement décoratif et esthétique, personne n'irait mettre une œuvre de Koons au milieu de son salon 17e tout simplement parce que c'est laid, ça jure, les deux styles se font violence. C'est un fait - que l'on aime l'art contemporain ou pas -, et c'est pourquoi, comme Dagen, il faut effectuer tout un tas de contorsions intellectuelles pour défendre ce genre de projet. Cela n'a rien à voir avec l'amour ou la haine de l'art contemporain, c'est seulement une atteinte à notre sens de l'esthétique et au bon goût.
Par ailleurs, il y a des années qu'on nous rebat les oreilles de la nécessité de promouvoir l'art français, pourtant cette grande première d'art contemporain à Versailles consacre un artiste américain. Je ne suis pas nationaliste, mais il faut être logique, si l'on veut présenter de l'art contemporain à Versailles, qu'on y mette au moins des artistes français ou européens, car ce n'est pas le milieu artistique américain, qui rejette systématiquement tout ce qui est étranger, qui fera la promotion de nos artistes à notre place. Ce qui me dégoûte dans toute cette opération promotionnelle ce n'est pas tant qu'on expose de l'art contemporain à Versailles, mais qu'on ait choisi justement cette baudruche kitsch gonflée à grand renfort de dollars et de coups médiatiques. D'ailleurs, cette exposition n'est qu'un coup médiatique de plus, organisé et financé en grande partie par une poignée de collectionneurs riches et influents, d'autant plus influents qu'ils ont un ami bienveillant dans la place. Si cette exposition a un quelconque intérêt, c'est en tant que coup médiatique. Au niveau artistique et intellectuel, elle n'en a aucun. D'ailleurs, contrairement à Dagen, je ne crois pas que la comparaison entre les deux époques se fasse en faveur de Koons.
Koons à Versailles, c'est la version contemporaine de la malédiction du roi Phynée, une grosse Harpie est venue souiller notre festin, et c'est surtout pour cela qu'on parle de lui. A Beaubourg, il serait passé totalement inaperçu ; c'est pourquoi il lui fallait Versailles.
---
Mise à jour
À l'occasion de l'exposition Jeff Koons à Versailles, la direction du château a rappelé aux guides qu'ils devaient "assurer des commentaires positifs et valorisants concernant l'histoire du musée et de ses événements". En cas de propos "irrespectueux", elle se réserve le droit de leur restreindre l'accès au château.

Aveu d'échec qui ne dit pas son nom et qui montre :
1 - que le syndrome Dagen frappe ceux qui viennent à Versailles pour y voir de l'art contemporain : pour glorifier Koons ils se sentent obligés de dénigrer tout le reste,
2 - que la direction du château se trouve maintenant face aux conséquences d'un choix qui, c'est avéré puisque la voilà obligée de publier ce genre d'avis, ne met pas en valeur le patrimoine qui lui est confié,
3 - que plutôt que de faire son autocritique et de revoir sa politique tape-à-l’œil (car le vrai problème c'est son choix artistique douteux et non les commentaires des guides), elle choisit la répression.

Si la direction du château veut des commentaires positifs, qu'elle fasse en sorte de les susciter par une politique artistique intelligente et appropriée.

Libellés : , ,