Moderne Médée

Voir Magda Goebbels, dans le film La Chute, empoisonner ses enfants, m'a rappelé la Médée de Pasolini. Il n'y pas de geste plus contre nature et plus barbare, pour une mère, que de reprendre la vie de ceux auxquels elle l'a donnée. La Chute, qui ne montre rien de la vie privée de la famille Goebbels, laisse imaginer une femme agissant en parfait accord avec son mari, guidée par un fanatisme aveugle - une impression que vient renforcer le contenu de la lettre d'adieu écrite à son fils aîné (1) :
"La vie qui viendra après nous n'est pas digne d'eux. Un dieu miséricordieux comprendra que je leur apporte moi-même la délivrance".
Ce choix de donner la mort parce qu'il n'y a pas d'avenir est également la thèse de Pasolini, dans son film Médée. Il montre le meurtre de Médée non comme une action monstrueuse, mais comme le désir d'épargner à ses enfants un futur dans lequel ils n'ont pas de place. Médée étant la prêtresse d'un monde archaïque que la Grèce venait de vaincre, ses valeurs et son monde étaient condamnés.
La ressemblance s'arrête là, Médée tue ses enfants, s'éloigne de l'homme et de la terre qui l'ont dépossédée de ses pouvoirs. Magda choisit la mort, mais sa lettre d'adieu, qui semble une profession de foi nazie, n'est qu'une explication officielle, une version idéalisée et simplifiée de motifs autrement plus tristes et plus complexes, ainsi que le montre la biographie écrite par Anja Klabunde.
Magda est une très belle femme. Elle a reçu une excellente éducation bourgeoise. Elle est cultivée et parle plusieurs langues. Elle aime le luxe et a de grandes ambitions. Élevée par un Juif qui l'a toujours traitée comme sa propre fille, ayant eu pour premier amour un militant, puis responsable, sioniste, Victor Chaïm Arlosoroff, et comme grande amie de jeunesse la sœur de ce dernier, on apprend qu'avant de devenir Madame Goebbels, elle avait caressé le projet d'aller vivre en Palestine avec eux. Passer d'un sioniste à un nazi paraît être un grand écart impossible, mais cela ne l'était pas autant que l'on pourrait le penser, si l'on en croit Victor Klemperer qui, à la même époque (2), mettait sionistes et nazis dans le même panier. Ces choix montrent surtout que la belle Magda aime les hommes de pouvoir, les leaders charismatiques. Quand elle rencontre Goebbels, elle vient de divorcer de l'industriel Günter Quandt. Elle mène une vie très confortable, mais elle s'ennuie. Entre elle et Goebbels, c'est le coup de foudre. Il s'aiment, se marient. Dans un premier temps, elle se sent parfaitement à l'aise dans son rôle d'épouse de ministre, grande amie d'Hitler, et incarnation de l'idéal de la femme et de l'épouse aryenne. Et puis la situation se dégrade. De muse adorée, elle devient mère de famille, enchaînant les grossesses et les problèmes de santé. Elle doit aussi affronter les nombreuses infidélités de son mari. Des infidélités qu'elle ne supporte pas, surtout quand Goebbels, tombé réellement amoureux de l'actrice Lida Barovaa se met à afficher sa liaison partout. Le couple se délite, et à la veille de la guerre il est à deux doigts de l'implosion. Magda veut divorcer et demande l'aide dHitler. Ce dernier, qui tient beaucoup à ce modèle de famille aryenne qu'elle et les siens incarnent, et redoutant surtout qu'un nouveau scandale éclabousse le parti, place Goebbels face à ses responsabilités : ou il sauve son couple ou il pert son poste. Goebbels renonce à sa maîtresse, et les deux époux signent un contrat d'entente, qu'ils s'engagent à respecter pendant quelques mois, le temps de voir s'ils peuvent encore sauver leur mariage, mais la guerre arrive qui relègue les problèmes privés au second plan. Le destin de Magda et de ses enfants est désormais scellé.
A travers les documents présentés par Anja Klabunde, on voit :
- que Magda avait fini par comprendre la nature profondément malsaine, cynique, diabolique de son mari. Elle connaissait ses méthodes, et le savait capable du pire. Il l'avait menacée de lui retirer ses enfants.
- que dans les années 40, elle savait tout des crimes nazis, et que, probablement, Goebbels les lui avait racontés pour l'associer et la lier davantage à son propre destin, ou peut-être seulement par cruauté. Témoin ces paroles de Magda, rapportées par sa meilleure amie, Ello : "Tu ne peux imaginer de quelles choses horribles il accable maintenant ma conscience, et je ne peux m'en ouvrir auprès de personne...",
- qu'elle s'est sentie tellement prisonnière de ses premiers choix qu'elle n'a pas cru possible un retour en arrière. Toujours à Ello, elle a expliqué : "Supposons que je reste en vie, je serai aussitôt arrêtée et interrogée à propos de Joseph. Si je dis la vérité, il faudra que j'explique quel homme était Goebbels... Je devrai décrire ce qui se passait dans les coulisses. Et alors toute personne convenable se détournera de moi avec dégoût. Chacun pensera alors que, sitôt mon mari mort ou fait prisonnier, je calomnie de la plus terrible manière le père de mes six enfants", ajoutant ensuite : "Le justifier devant ses ennemis, le défendre avec une réelle conviction... Je ne le peux pas non plus. Ce serait contraire à ce que me dicte ma conscience".
Les autres femmes de dirigeants nazis ne se sont pas suicidées, et elles n'ont pas été inquiétées ou très peu. Si Magda Goebbels a choisi le suicide c'est pour d'autres raisons qu'idéologiques. Le suicide est le passage obligé de ceux qui n'ont plus d'issue. Elle même l'avait déclaré, peu avant sa mort, et quel que fût le dénouement de la guerre : "Pour moi, il n'y a pas d'issue".
Pour ses enfants non plus, il n'y avait pas d'issue, car comment leur laisser vivre avec ce fardeau, dont ils ne pourraient jamais se débarrasser, d'être les fils d'un criminel, d'un homme, qu'avec le recul elle jugeait être l'incarnation du mal, mais dont elle n'avait pu se séparer à temps. Elle s'est elle-même jugée, déclarée coupable et condamnée à mort et a préféré emmener ses enfants avec elle.
(1) - Issu de son premier mariage, et donc pas le fils de Goebbels.
(2) - Victor Klemperer, Mes Soldats de papier, Seuil, 2000.
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Anja Klabunde, Magda Goebbels,
Tallandier, 2006.
"La vie qui viendra après nous n'est pas digne d'eux. Un dieu miséricordieux comprendra que je leur apporte moi-même la délivrance".
Ce choix de donner la mort parce qu'il n'y a pas d'avenir est également la thèse de Pasolini, dans son film Médée. Il montre le meurtre de Médée non comme une action monstrueuse, mais comme le désir d'épargner à ses enfants un futur dans lequel ils n'ont pas de place. Médée étant la prêtresse d'un monde archaïque que la Grèce venait de vaincre, ses valeurs et son monde étaient condamnés.
La ressemblance s'arrête là, Médée tue ses enfants, s'éloigne de l'homme et de la terre qui l'ont dépossédée de ses pouvoirs. Magda choisit la mort, mais sa lettre d'adieu, qui semble une profession de foi nazie, n'est qu'une explication officielle, une version idéalisée et simplifiée de motifs autrement plus tristes et plus complexes, ainsi que le montre la biographie écrite par Anja Klabunde.
Magda est une très belle femme. Elle a reçu une excellente éducation bourgeoise. Elle est cultivée et parle plusieurs langues. Elle aime le luxe et a de grandes ambitions. Élevée par un Juif qui l'a toujours traitée comme sa propre fille, ayant eu pour premier amour un militant, puis responsable, sioniste, Victor Chaïm Arlosoroff, et comme grande amie de jeunesse la sœur de ce dernier, on apprend qu'avant de devenir Madame Goebbels, elle avait caressé le projet d'aller vivre en Palestine avec eux. Passer d'un sioniste à un nazi paraît être un grand écart impossible, mais cela ne l'était pas autant que l'on pourrait le penser, si l'on en croit Victor Klemperer qui, à la même époque (2), mettait sionistes et nazis dans le même panier. Ces choix montrent surtout que la belle Magda aime les hommes de pouvoir, les leaders charismatiques. Quand elle rencontre Goebbels, elle vient de divorcer de l'industriel Günter Quandt. Elle mène une vie très confortable, mais elle s'ennuie. Entre elle et Goebbels, c'est le coup de foudre. Il s'aiment, se marient. Dans un premier temps, elle se sent parfaitement à l'aise dans son rôle d'épouse de ministre, grande amie d'Hitler, et incarnation de l'idéal de la femme et de l'épouse aryenne. Et puis la situation se dégrade. De muse adorée, elle devient mère de famille, enchaînant les grossesses et les problèmes de santé. Elle doit aussi affronter les nombreuses infidélités de son mari. Des infidélités qu'elle ne supporte pas, surtout quand Goebbels, tombé réellement amoureux de l'actrice Lida Barovaa se met à afficher sa liaison partout. Le couple se délite, et à la veille de la guerre il est à deux doigts de l'implosion. Magda veut divorcer et demande l'aide dHitler. Ce dernier, qui tient beaucoup à ce modèle de famille aryenne qu'elle et les siens incarnent, et redoutant surtout qu'un nouveau scandale éclabousse le parti, place Goebbels face à ses responsabilités : ou il sauve son couple ou il pert son poste. Goebbels renonce à sa maîtresse, et les deux époux signent un contrat d'entente, qu'ils s'engagent à respecter pendant quelques mois, le temps de voir s'ils peuvent encore sauver leur mariage, mais la guerre arrive qui relègue les problèmes privés au second plan. Le destin de Magda et de ses enfants est désormais scellé.
A travers les documents présentés par Anja Klabunde, on voit :
- que Magda avait fini par comprendre la nature profondément malsaine, cynique, diabolique de son mari. Elle connaissait ses méthodes, et le savait capable du pire. Il l'avait menacée de lui retirer ses enfants.
- que dans les années 40, elle savait tout des crimes nazis, et que, probablement, Goebbels les lui avait racontés pour l'associer et la lier davantage à son propre destin, ou peut-être seulement par cruauté. Témoin ces paroles de Magda, rapportées par sa meilleure amie, Ello : "Tu ne peux imaginer de quelles choses horribles il accable maintenant ma conscience, et je ne peux m'en ouvrir auprès de personne...",
- qu'elle s'est sentie tellement prisonnière de ses premiers choix qu'elle n'a pas cru possible un retour en arrière. Toujours à Ello, elle a expliqué : "Supposons que je reste en vie, je serai aussitôt arrêtée et interrogée à propos de Joseph. Si je dis la vérité, il faudra que j'explique quel homme était Goebbels... Je devrai décrire ce qui se passait dans les coulisses. Et alors toute personne convenable se détournera de moi avec dégoût. Chacun pensera alors que, sitôt mon mari mort ou fait prisonnier, je calomnie de la plus terrible manière le père de mes six enfants", ajoutant ensuite : "Le justifier devant ses ennemis, le défendre avec une réelle conviction... Je ne le peux pas non plus. Ce serait contraire à ce que me dicte ma conscience".
Les autres femmes de dirigeants nazis ne se sont pas suicidées, et elles n'ont pas été inquiétées ou très peu. Si Magda Goebbels a choisi le suicide c'est pour d'autres raisons qu'idéologiques. Le suicide est le passage obligé de ceux qui n'ont plus d'issue. Elle même l'avait déclaré, peu avant sa mort, et quel que fût le dénouement de la guerre : "Pour moi, il n'y a pas d'issue".
Pour ses enfants non plus, il n'y avait pas d'issue, car comment leur laisser vivre avec ce fardeau, dont ils ne pourraient jamais se débarrasser, d'être les fils d'un criminel, d'un homme, qu'avec le recul elle jugeait être l'incarnation du mal, mais dont elle n'avait pu se séparer à temps. Elle s'est elle-même jugée, déclarée coupable et condamnée à mort et a préféré emmener ses enfants avec elle.
(1) - Issu de son premier mariage, et donc pas le fils de Goebbels.
(2) - Victor Klemperer, Mes Soldats de papier, Seuil, 2000.
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Anja Klabunde, Magda Goebbels,
Tallandier, 2006.


1 Comments:
Quand je me suis diplomé en Communication Social j´ai choisi de faire une monographie dont le theme était l´oeuvre du réalisateur Pasolini (juste le côté cineaste). À l´époque, je ne disposais de presque aucun document (aujourd´hui, c´est différent et on les trouve à Rio), seulement de quelques films au magasin video. Pourtant Medéia, je ne l´ai jamais vu! C´est très dommage. Je connais peu de cette "tragédie". Je regarderai les deux: Medeia et La Chute.
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