L'Ennemi écoute ! - Feind hört mit !

Depuis une bonne semaine, dans toutes les vitrines, aux vitres des tramways, dans les coins des journaux, la silhouette noire dessinée au pochoir d'un homme massif vu de derrière portant un chapeau mou. Il est penché sur le côté gauche, le bras gauche pendant, la main à moitié ouverte, il rôde et se tient aux aguets. En dessous, un point d'interrogation en blanc. Je ne sais quoi d'inquiétant, de démoniaque émane de cette figure. Question esthétique : pour quelle raison ? Je ne peux pas y répondre. Ce n'est pas seulement le noir et l'aspect massif.
Victor Klemperer, Dresde, 23 janvier 1944,
in Je veux témoigner jusqu'au bout - Journal 1942-1945, Seuil.
L'image ci-dessus n'est pas l'affiche décrite par Klemperer, mais une reconstitution de la silhouette que l'on trouve réutilisée dans d'autres déclinaisons du thème comme, par exemple, dans l'affiche suivante.
Victor Klemperer, Dresde, 23 janvier 1944,
in Je veux témoigner jusqu'au bout - Journal 1942-1945, Seuil.
L'image ci-dessus n'est pas l'affiche décrite par Klemperer, mais une reconstitution de la silhouette que l'on trouve réutilisée dans d'autres déclinaisons du thème comme, par exemple, dans l'affiche suivante.
J'ignore si Victor Klemperer a pu voir l'affiche montrant cette scène de restaurant, mais il est certain que la version au pochoir en silhouette noire (que j'ai placée sur fond rouge, mais qui dans la réalité devait avoir comme couleur celle du papier) est la plus efficace des deux.
Dans l'affiche du restaurant, l'ombre est transparente, vague, diluée dans cette scène banale. Il y a le serveur, le couple, et cette présence immatérielle. L'affiche au pochoir, épurée à l'extrême, représente quant à elle, le summum de l'efficacité en communication visuelle. Tout l'environnement a disparu, il ne reste plus que cette silhouette écrasante. Les épaules démesurément larges, pas de cou, et un unique bras qui se termine en forme de pince - un monstre.
Par ses lignes, la composition reprend les principes expressionnistes : elle est basée sur des déséquilibres et des obliques. Il y a dans cette ombre menaçante des réminiscences de M le Maudit.
Pour Victor Klemperer, cette silhouette noire, massive, est la menace de mort qui pèse sur chaque instant de sa vie au sein du IIIe Reich. Inquiétante et démoniaque, parce qu'elle est emblématique du régime qui a déjà tout perverti, écrasé et détruit. La propagande nazi voulait portraiturer l'espion ennemi, mais c'est sa propre image qu'elle a peinte. La menace au quotidien dans l'Allemagne de l'époque était moins l'Américain et le Russe que le voisin de palier qui, par simple vengeance ou intérêt, pouvait vous dénoncer à la Gestapo. Cette silhouette noire est emblématique de l'arbitraire, de la violence et de la mort qui planaient en permanence sur chaque citoyen.

M le Maudit, 1931 - une image du film
Libellés : Communication Visuelle, Histoire, Idéologies



0 Comments:
Enregistrer un commentaire
<< Home